Comment les techniques du jeu vidéo bouleversent l’écriture cinématographique
On dit qu’à la vue de la locomotive, les spectateurs ont fui la salle de cinéma. Fébriles, les premiers cinéphiles assistant à L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat, réalisé par les frères Lumière en 1895, ont pensé que l’engin crachant de la vapeur allait les écraser. Un siècle plus tard, l’anecdote, réelle ou fantasmée, fait sourire. Cependant, à l’heure où les expériences tridimensionnelles et sensorielles se font de plus en plus réalistes dans les salles obscures, l’histoire prend une toute autre saveur.
Créée en 1915, la société Technicolor accompagne depuis plus d’un siècle les innovations du secteur. À l’époque, il était surtout question de créer des procédés d’enregistrement et de développement des bobines de film. Depuis, les cartes mémoires ont remplacé les pellicules. Et Technicolor, dont le nom et le logo figurent à la fin de la plupart des grands génériques, a elle aussi embrassé la numérisation.
Désormais, la société française, présente dans le monde entier, n’intervient plus seulement en postproduction, quand le film est tourné et monté… mais avant le début du tournage. Une révolution pour cette entreprise qui réalise encore une grande partie de son activité dans la production de DVD, qu’elle grave au rythme annuel de 1,5 milliard d’exemplaires.
« La société qui n’était pas du tout numérique, il y a encore peu de temps au regard de son histoire, est désormais numéro 1 dans les effets spéciaux dits VFX, grâce à son portefeuille de marques réputées: MPC, The Mill, MR. X, and Mikros », avance Gaël Seydoux, directeur R&D chez Technicolor. Ainsi, captées par une caméra numérique, les images entrent dans un système de traitement lui aussi entièrement numérisé. Là, les équipes de Technicolor y ajoutent de la 3D (images de synthèse), y mélangent du réel et du virtuel, afin d’obtenir une image composite.
C’est le genre de technologie qui a été utilisée pour la réalisation du Livre de la Jungle réalisé par Jon Favreau en 2016. C’est MPC qui a créée tous les effets spéciaux du film s’appuyant notamment sur les talents Technicolor basés à Londres, Hollywood et en Inde. Pour cette prouesse MPC a reçu son deuxième Oscar dans la catégorie « Meilleurs effets spéciaux ».
Utile, ce mode de tournage allonge néanmoins considérablement la durée de traitement des séquences. Il faut dès lors près de 20 heures pour traiter une seule image ! Le cinéma étant l’affaire de 24 images par seconde, Technicolor doit mobiliser force de calcul sur le cloud pour concourir à la réalisation de quelques 20 films par an utilisant cette technologie.
En outre, l’entreprise hexagonale a dû internationaliser son système de production autour de six studios. Ces derniers sont installés en Inde, en Europe et Amérique du Nord, de sorte que le soleil ne se couche jamais sur les bureaux de Technicolor.
Techniquement, les images, sans bouger de leurs serveurs, font le tour du monde des studios. De Bangalore à Los Angeles en passant par la France et le Canada, les images sont d’abord traitées par des artistes qui isolent le personnage réel du film afin de l’intégrer dans un monde virtuel. Ce dernier est créé dans les studios européens de Technicolor, avant que la scène complète ne soit réceptionnée outre-Atlantique où s’effectue la colorimétrie de l’image.
Bien que ces transformations interviennent en aval du tournage, c’est bien en amont que les équipes de Technicolor sont associées à la création du film. « Avant même le tournage du Livre de la Jungle, l’ensemble du film a été storyboardé et modélisé pour savoir où devraient se positionner la caméra et les grues. Nous avons imaginé jusqu’aux mouvements de caméra et modélisé les personnages et les décors pour montrer au réalisateur et au chef opérateur à quoi pourra ressembler le film une fois tourné », précise Gaël Seydoux. Ainsi Technicolor, en partie grâce aux outils Autodesk Maya, se pose en maître d’œuvre de l’univers 3D cinématographique.
À l’affût de l’innovation, le directeur R&D de Technicolor étudie de près les nouveaux prototypes de caméras. Certaines d’entre elles, appelées « Lightfield », permettent d’appréhender la chose filmée en trois dimensions. « Elles ne sont pas encore utilisées pour la création de longs métrages, mais on peut penser que ce sera le cas dans cinq à dix ans », prédit-il.
Pour comprendre l’intérêt de ce type d’outil, il faut imaginer une caméra composée de seize objectifs différents regardant le même objet. Sur la base de chacune des images ainsi récoltées, les équipes de Technicolor pourront élaborer ce qu’elles appellent une « carte de profondeur » qui délivre une information géométrique de la scène. Éclatée en nuages de points, l’image pourra dès lors être assemblée pour créer un volume destiné à être transposé dans un univers cinématographique où réel et virtuel se côtoient. « Connaître le volume d’une scène est décisif puisqu’il permet, avec le meilleur respect des proportions, de bien superposer un objet réel ou virtuel dans une même unité d’action », explique Gaël Seydoux.
Plus qu’une aide à l’écriture de scénario, c’est la possibilité de choisir ce que vivra l’utilisateur, un cheminement, que Technicolor propose aux réalisateurs qui font appel à ses services. Passé par l’industrie du jeu vidéo avant d’intégrer Technicolor et le huitième art, Gaël Seydoux a notamment pour mission de développer des expériences nouvelles grâce aux technologies immersives déjà en vogue ou qui sont en passe de l’être : « les façons de raconter une histoire sont en train de changer. Les technologies de réalité virtuelle permettent une narration immersive ».
Entre autres, pour personnaliser davantage la projection cinématographique, Technicolor travaille au service de la production, à intégrer en temps réel de nouvelles innovations sensorielles au moyen d’une programmation itérative. L’univers 3D interactif créé pour les besoins du film est partagé avec un public test, bien en amont du tournage : on peut donc le tester et le modifier. L’intérêt ? Le couperet de la critique intervenant bien avant toute diffusion commerciale, il permet de requalifier mieux et plus rapidement ce qui constituera l’expérience sensorielle et interactive du film, à la manière dont procède déjà l’industrie du jeu.
À l’avenir, on peut imaginer pousser le test encore plus loin : le cinéphile pourrait enfiler des gants haptiques. « J’ai récemment testé des gants qui permettaient de ressentir des sensations de froid, de chaud et de poids… Pour des questions d’équipement, ces expériences, seront, me semble-t-il, d’abord déployés à la maison plutôt qu’en salle », raconte Gaël Seydoux qui aux plus sceptiques rétorque tout net : « Ce n’est pas de la science-fiction. »